Je continue sur ma lancée, ce confinement total aura au moins été l’occasion de prendre le temps de rédiger cet article de blog que « je dois absolument écrire » depuis… au moins tout ça. Je ne vais pas vous bassiner avec le Covid-19, mais puisque nous sommes dans l’incapacité de réaliser certaines des tâches liées à notre métier de photographe (dont la plus essentielle: photographier !) autant nous concentrer sur celles qui nous restent possibles.
Parmi ces tâches toujours possibles, certaines sont évidentes: la retouche, l’editing, le légendage, la réalisation de sauvegardes; pour autant, je pense que la période pourrait-être l’occasion de réfléchir à sa stratégie professionnelle. Je parle de stratégie à dessein, fréquentant assez les militaires pour différencier ce qui tient de la stratégie et ce qui tient de la tactique… Or nous, photographes, ne prenons pas assez le temps d’élaborer des stratégies d’ensemble, trop occupés à gérer les urgences du quotidien: tout au plus adoptons nous quelques tactiques, ponctuellement, dans l’idée d’en tirer un résultat visible, assez rapidement.
Avoir une stratégie, pour bien des artistes, c’est un gros mot. Ne pas en avoir, pour un entrepreneur, c’est une hérésie. Être un photographe indépendant, c’est avoir deux casquettes, l’une d’ « artiste » (ou d’auteur ou de créateur, chacun choisira son étiquette) et l’autre de chef d’entreprise. Cet article a donc pour but de partager avec vous le meilleur outil pour définir votre stratégie de photographe indépendant: un Business Model Canvas (oui le terme est d’origine, et je sais qu’il en effraie plus d’un, mais calmez-vous il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un Tigrou).
Quel business model pour un photographe ?
Ca fait 10 ans que je suis photographe indépendant, et je n’avais ni fortune familiale particulière ni aucun entrepreneur parmi mes proches quand je me suis lancée. Donc quand, après une courte expérience de photographe salariée, j’ai voulu m’installer en tant qu’indépendante (aux grand dam de mes proches, tous salariés ou fonctionnaires !) j’ai fait ce que faisait une fille consciencieuse et paumée. J’ai lu des bouquins, assisté à des conférences sur la création d’entreprises, posé des questions à mon conseiller Pôle Emploi, et même pu suivre un mini parcours de « créateur d’entreprise » financé par le même Pôle Emploi (comme quoi, oui, il peut servir!). Après avoir glané toutes ces informations sur le « comment faire », j’ai passé la porte de l’Union des Photographes Professionnels (dont j’étais membre, depuis mes études en école de photo !) et dans ma grande naïveté, j’ai demandé au photographe qui animait la réunion dédiée aux débutants (très expérimenté et déjà un peu âgé) les informations qui me manquaient pour construire mon business model.
Je crois que je me rappellerai longtemps la tête estomaquée de mon interlocuteur: j’avais osé parlé argent, cash, comme ça ! Il ne me l’a pas dit franchement, mais il n’était pas vraiment prêt à partager avec moi les informations « vitales » à l’établissement de ma future entreprise. Sans doute parce que s’il le faisait, il aidait un concurrent à s’établir… Pas moyen donc de savoir quel était son prix de vente à la journée ou la demi-journée ou combien de jours il travaillait par an. Mais ma curiosité et mon franc-parler l’intriguèrent, et c’est lui qui me questionna ensuite sur le « pourquoi » je voulais savoir tout ça. Et je lui racontais que je remplissais actuellement mon business model pour demander de l’argent à la banque et pouvoir m’installer en tant qu’indépendant.
Mes explications l’ont bien fait rigoler, il m’expliqua donc que « le buzinesse model » d’un photographe (attention à l’intonation particulière pour bien montrer le coté incongru de l’emploi de ce terme par un photographe) c’était simple: « mettre 3 sous de coté, aller faire des photos, rentrer, essayer de vendre les photos, et de gagner un peu plus que 3 sous, avec ces sous, se rembourser, repartir faire des photos, et essayer de gagner un peu plus etc. ». A cette occasion, il me livra le seul authentique bon conseil de cette réunion-là (parce que bon, son concept de business-model, déjà à l’époque je l’avais senti moyen-moyen) en me dissuadant d’aller demander de l’argent à une banque puisque de toutes façons les banques nous considéraient comme une profession à risque et ne nous prêteraient pas d’argent. C’est pas toujours tout à fait vrai, mais oui mettez des sous de coté avant de vous lancer parce que les banquiers qui prêtent des sous pour créer un business de photographe ça n’est pas la majorité du genre (ça se calme après, quand vous aurez fait vos preuves…).
S’inspirer des modèles d’autres indépendants
A l’époque, j’ai compris qu’aller chercher de l’info auprès de photographes qui avaient trois fois mon âge et qui s’étaient lancés pendant l’âge d’or de la photo n’était pas très pertinent. Quand ils se sont établis, toute la difficulté était d’économiser assez pour avoir les moyens de s’acheter un matériel photo très coûteux au départ, ensuite le prix élevé du matériel photo les assurait, puisque rares étaient les personnes qui en disposaient, d’avoir des commandes régulières de la part de tout ceux qui avaient besoin d’images sans avoir à réaliser d’action commerciale particulière.
Je suis donc allée chercher de l’information auprès d’autres gens: j’échangeais sur les forums avec des jeunes créateurs dans le domaine artistique et web, je suivais les blogs marketing de photographes de mariage (qui étaient largement en avance sur la population de photographes en général) et… je suis allée prendre conseil auprès du meilleur ami de mon petit frère, qui terminait sa scolarité au sein d’une grande école de commerce (qui a été assez gentil pour ne pas me chambrer pour ça, alors que je m’étais allègrement moquée de lui quand il avait choisi cette voie). Avec leurs conseils, en tenant compte de l’expérience de tout ces gens, je me suis lancée. Les débuts n’ont pas été très simples, mais en gardant à l’esprit ce qui est devenu mon leitmotiv depuis « anticiper ce qui peut être anticipé, et s’adapter au reste » donc en étant très réactive et en faisant des points réguliers sur ce qui avait marché ou pas dans mon activité. Je me suis améliorée. Et je suis devenue photographe professionnel. Vraiment.
Anticiper tout ce qui peut être anticipé, et s’adapter au reste
Je pense ensuite être devenue une meilleur photographe au fil du temps, pas tant dans ma réalisation de photos, que dans le service que j’apportais aux clients qui acceptaient de me faire confiance. Parce qu’après être rentrée dans ce métier « parce que j’aimais faire de belles photos et je voulais en faire mon activité quotidienne » j’ai progressivement compris que mon métier c’était « apporter des réponses aux problématiques de mes clients en construisant des photos pour eux ». Mon métier est souvent vu comme celui d’appuyer sur un déclencheur par le grand public, mais comment l’en blâmer quand mon but à moi c’etait « juste de faire des photos » ? C’est ainsi que j’ai découvert par la pratique ce que les créateurs d’entreprise appellent la proposition de valeur, qui est la base sur laquelle se construit tout business sérieux et durable, dans le domaine de la photo comme dans celui de la maçonnerie ou de l’élevage de chevaux de course.
La proposition de valeur au centre du business model
Souvent, on pense que les photographes « qui ont du talent » réussissent, et par voie de conséquence, ceux qui n’en ont pas échouent. Ce qui me gêne dans cette pensée est que bien souvent on envisage le talent comme étant seulement un « talent artistique » of course. De plus, il y a une sacrée différence entre « avoir du talent » et « voir son talent reconnu »… Et l’expérience m’a conduit a remarquer que des photographes moyennement talentueux ne réussissent jamais « moyennement », certains réussissent, bien, voir même très bien, et d’autres échouent, parfois de façon dramatique. La répétition de ces expériences m’a convaincu que ça n’était pas « le talent artistique » qui permettait d’être photographe professionnel, mais plutôt « le talent professionnel ». Ce talent là ne tient qu’à une chose: ne pas faire tourner tout son monde professionnel autour de soi, mais autour de ses clients. Ce sont eux qui payent, et comme vous, quand vous êtes dans la position du consommateur, vous voulez acheter quelque chose qui vous correspond, pas quelque chose qui plaît au vendeur.
C’est la raison pour laquelle la 1ère des 5 feuilles de mon Business Model Canvas est dédiée à vos clients et je vous conseille de commencer à le remplir par là.
Téléchargez le Business Model Canvas pour le photographe indépendant
Business Model Photographe Page 1: Qui ?
Dans cette page qui se positionnera en haut à gauche de votre Business Model Canvas de photographe, vous aurez trois cadres à remplir, plutôt dans cet ordre:
- Les segments clients : par grande catégorie, il s’agit d’identifier les gens qui vous achèteront des photos, des droits ou des prestations.
- La relation client : en fonction des segments clients, devinez (ou demandez-leur) quelle type de relation client est attendue de votre part. Bien sûr un post-ado de 20 ans et une dame de 60 n’attendent pas des marques dont ils sont clients les mêmes relations.
- Les canaux de communication :en fonction des segments clients, et de ce que vous supposez être leur type de relation client préférée, déterminez les moyens de communication à privilégier (le téléphone, le mail, l’échange en présentiel, les réseaux sociaux, l’emailing, à quel rythme etc.).
Cette page est à remplir en boucle jusqu’à obtenir une « formule » segment/relation/canaux pour chaque segment client que vous considériez comme satisfaisante. Il est temps alors de passer en page 2: Pourquoi ces clients feraient-ils appel à vos services de photographe ?
Business Model Photographe Page 2: Pourquoi ?
Vos clients auront besoin d’une bonne raison pour faire appel à vous, et cette raison ne sera pas un truc artificiel hors-sol qui flatte votre égo ! Non cette raison sera qu’ils auront un problème ou un besoin que vous pourrez résoudre, diminuer ou satisfaire pour eux. A vous de déterminer les bonnes raisons qui pourraient vous concerner. Vous aurez toujours trois cadres à remplir, plutôt dans l’ordre suivant :
- Le problème/besoin : conservez la notion de segments de clients, et segment par segment, déterminez quels sont les problèmes ou besoins qu’ils peuvent rencontrer et pour lesquels vous pourriez les aider.
- La solution : bien sûr, après avoir fait une liste de problèmes, à vous de mettre en face des pistes de solutions que vous pouvez apporter à chacun des ces problèmes.
- Mes atouts : Ceux qui ont un peu potassé le sujet savent que cette question vient du Lean Startup Canvas, mais elle est on ne peut plus adaptée aux activités artistiques. Dit de façon prosaïque écrivez quel est « votre truc en plus qui fera qu’on fera appel à vous plutôt qu’à un autre ». On ne choisit pas un photographe comme on choisit un plombier (celui qui a le devis le moins cher ou le délai le moins long) inscrivez dans ce cadre ce qui vous rend unique.
La encore vous pouvez tourner et retourner dans cette page autant que nécessaire pour peaufiner votre formule (et à mon sens, réalisez une vraie réflexion sur vos atouts, c’est la meilleure chose qui vous protègera d’une concurrence qui pratiquerait un dumping des prix par exemple). Quand vous en avez fini, avancez en page 3: Comment faire tout ça ?
Business Model Photographe Page 3: Comment ?
C’est la concrétisation des 2 pages précédentes, comment informer vos clients, réaliser les solutions qui répondront à leurs problèmes. Il faut donc dresser des listes de ce dont vous avez besoin.
- Les ressources clés : Quels sont les moyens matériels et techniques dont vous avez besoin pour assurer à vos clients ce que vous avez écrit dans les pages précédentes.
- Les activités clés : Quelles sont les actions concrètes sur lesquelles est basée votre entreprise: photographier, bien sûr, mais encore, si il s’agit de transmettre des photos retouchées au client il faut pouvoir les retoucher, si vous voulez offrir un accompagnement particulier à vos clients il faut le prévoir, etc.
- Les partenaires clés : Vous serez sans doute obligé de ne pas avoir toutes les ressources et activités nécessaires dans votre périmètre mais d’en externaliser certaines, et dans ce cas, il faut absolument que vous puissiez compter sur des partenaires fiables et qui correspondent à votre niveau d’exigence. Cela peut être un retoucheur, un comptable, un laboratoire de tirage photo etc.
En terminant cette feuille vous devez savoir « comment faire » pour assurer aux clients que vous avez identifiés la/les solutions que vous avez identifié. Vous pouvez donc avancer en page 4: Combien ça coûte et combien ça rapporte ?
Business Model Photographe Page 4: Combien ?
On garde le plus désagréable pour la fin, mais c’est le nerf de la guerre, donc cette page est capitale pour la bonne marche de votre structure, déterminez ce qui sera vos coûts, quelle sera votre tarification et comment sera votre flux de revenus.
- La structure de coûts :Dressez la liste de vos coûts et leur rythme. Vous pouvez vous aider en cela du document Cost Of Doing Business de l’UPP (qui s’est bien modernisée depuis mon passage dans ses murs… et c’est une excellente chose !)
- La tarification et les volumes :Il y a tant à dire sur cette case que je ne peux pas rentrer dans le détail, mais j’ai déjà fait pas mal d’interventions sur ce thème notamment au salon de la photo que je vous invite à revoir dans les replays UPP. Pour établir vos tarifs de prestations vous pouvez vous baser sur le calculateur UPP et pour les cessions de droits sur les barèmes UPP.
- Les flux de revenus : Je le mentionnais déjà dans l’article que j’ai consacré à la trésorerie des photographes, savoir quels sont les flux de revenus et anticiper leur rythme est absolument nécessaire pour bien mener sa barque et éviter les surprises.
Voilà pour ce qui est de la partie argent. Félicitations, en théorie, pour être arrivé là, vous avez déjà du essorer votre cerveau quelques heures, mais ce n’est pas fini, il reste la cerise sur le gâteau, en vrai, tout ce que vous venez de faire ne sert à rien… à rien d’autre que de remplir la 5ème et dernière page, au centre de votre business model: Quoi ?
Business Model Photographe Page 5: Quoi ?
Toutes ces pages n’avaient pour seul but que de vous permettre de définir précisément votre proposition de valeur, celle qui répond aux problèmes et besoins de vos clients, qui leur est communiquée par les bons canaux, qui fait appel à certains partenaires vitaux, vous coûte des frais identifiés et vous rapporte un revenu dont vous avez quantifié les flux et les volumes.
Félicitations, vous êtes arrivés au bout. Ce n’est que le début du voyage, comme vous l’aurez sans doute remarqué, les quatre premières pages sont chacunes en lien avec la 5ème, et c’est en réalité la clef de voûte de votre BM. Une fois votre proposition de valeur écrite, il faudra peut être remonter dans l’une ou l’autre des pages, pour ajuster votre business model de façon à ce que toutes les pages se répondent et s’emboîtent parfaitement. Cela peut prendre des heures et des journées, alors ne faites pas tout d’un coup, revenez-y la tête plus claire demain, étudiez-le à plusieurs (pourquoi pas avec l’un de vos partenaires-clés identifiés en page 3 ?)…
Et surtout, n’oubliez pas de revenir à votre business model tout au long de votre activité, il « glissera » naturellement vers un aspect ou un autre de votre offre, en fonction de vous, de vos clients, du marché. Vous pouvez donc vous fixer une échéance régulière à laquelle vous ressortez le BM de vos cartons, le relisez et l’ajustez si besoin.
J’espère que cet article aura été utile autant à ceux qui veulent s’installer en tant que photographe qu’à des photographes plus expérimentés qui n’avaient pas pris le temps de réfléchir posément et d’écrire leur stratégie professionnelle. Je crois que c’est vraiment essentiel quand on est travailleur indépendant, profitons du fait d’être bloqués pour nous y mettre !